L’œil de Nina : rencontre avec Anastasia Colosimo, pour la sortie de son livre « les bûchers de la liberté »

18 janvier 2016

Anastasia est ce qu’on appelle une grosse tête. Après une prépa à Henri IV puis un Master de théorie politique à Sciences-po Paris, cette passionnée par la théologie politique décide d’étudier le blasphème. Une fois en thèse, elle complète ses connaissances par une Licence de droit et un diplôme de criminologie à Assas. Lors des attentats de Charlie Hebdo, cela fait près de trois ans qu’elle travaille sur la question du blasphème dans les sociétés contemporaines. Face aux réactions dans le monde politique et les médias, elle a alors le sentiment d’une grande confusion, et décide de révéler ses recherches dans un livre : « les bûchers de la liberté » (éditions Stock).

A une heure où la soif de lumière ne me quitte pas, j’ai décidé d’inviter Anastasia à éviter toute discussion de comptoir autour d’un café.

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 Crédits photos : Margaux Avril

– Au début de ton livre, tu écris « cet essai est né de l’assurance que, sous les barricades d’hier, couvent les bûchers de demain ». Quel est le message qui se cache derrière une telle affirmation ?

Cette affirmation renvoie au fait qu’un excès en entraîne toujours un autre.

Alors que nous n’avons pas su protéger nos communautés, aujourd’hui nous sommes dans la sacralisation de toutes les communautés réelles ou imaginaires.

L’idée de cet essai était de montrer que si en Orient, dans bon nombre de pays musulmans, l’interdiction du blasphème est devenu un moyen de répression des minorités au niveau national et de déclaration de choc des civilisations au niveau international, en Occident, cette question de l’interdiction du blasphème n’a pas disparu, mais s’est transformée en interdiction d’ « offense aux croyants ». C’est exactement ce qui s’est passé avec l’introduction de la loi Pleven en 1972 en France, loi qui est venue modifier la loi sur la presse de 1881, qui s’applique encore aujourd’hui.

Or même si l’intention était louable, les conséquences ont été désastreuses et on entraîné à la fois une communautarisation religieuse et une inflation de lois limitant la liberté d’expression, comme le prouve la multiplication des lois mémorielles.

– Quelle a été ta réaction aux événements de janvier et novembre 2015 ?

Les attentats de janvier m’ont plongée dans un état de choc terrible, comme une grande partie du monde.

J’ai eu l’impression que notre monde basculait.

Ce qui est d’ailleurs très injuste, puisque c’était oublier les tueries perpétrées par Mohammed Merah en 2012 et celles par Mehdi Nemmouche au Musée juif de Bruxelles en 2014.

Les attentats de janvier 2015 étaient très « malins ». En s’attaquant à des journalistes qui ne faisaient pas consensus et à des juifs, ils avaient vocation à diviser l’opinion et à mettre à mal l’union nationale, ce qui, malheureusement, n’a pas manqué d’arriver.

Les attentats de novembre 2015, eux, visaient tout le monde ou plutôt tout un chacun et ont donné l’impression que plus personne n’était à l’abri. Le sentiment de terreur qui a suivi l’a bien montré. Notre quotidien a déjà changé, nos sacs sont vérifiés à l’entrée des grands magasins, des militaires campent devant les lieux de cultes, etc.

Même si le renforcement de la sécurité est une mesure nécessaire, elle n’est pas suffisante. Il y a une guerre des consciences à mener.

– En quoi le blasphème joue-t-il un rôle déterminant dans nos sociétés ?

Le blasphème ou plutôt son interdiction, historiquement, a un rôle très particulier.

Le blasphémateur, c’est celui qui met en cause la vérité sur laquelle repose une communauté donnée à un moment où la vérité politique et la vérité religieuse sont indissociables. En blasphémant, le blasphémateur s’exclut lui-même, de facto, de la communauté, mais il appelle également à en être exclu par les autres, puisqu’il nie le principe qui la définit ».

Dans un contexte contemporain de séparation de l’Eglise et de l’Etat, l’interdiction du blasphème ne devrait plus avoir aucun sens puisque le politique ne trouve plus sa légitimité dans le religieux, mais dans la majorité (c’est le propre des systèmes démocratiques). Seulement, le retour du religieux a entraîné un retour de la question du blasphème et au lieu de disparaître, le blasphème s’est transformé en « offense aux croyants ».

Le blasphème est donc un symptôme de communautarisation pour nos sociétés et de l’inflation de la folie identitaire.

– Quelle est ta vision de la liberté d’expression, tant en théorie qu’en pratique ?

La liberté d’expression est une liberté fondamentale, car c’est seulement en se donnant la liberté de dire le monde que l’on peut se donner la liberté de le comprendre. Cette liberté d’expression ne peut cependant être totale et doit rencontrer des limites. Mais ces limites doivent protéger des individus et non pas des groupes.

c’est seulement en se donnant la liberté de dire le monde que l’on peut se donner la liberté de le comprendre

C’est le sens de ma critique de « l’offense aux croyants » ou encore des lois mémorielles. Ce que je reproche à la loi Pleven de 1972 et aux lois mémorielles c’est justement de protéger des groupes, alors même que le modèle républicain français est un modèle qui ne reconnaît pas l’existence de groupes au regard de l’Etat. L’Etat s’adresse à des citoyens, jamais à des communautés et il se doit donc de protéger des individus et jamais des groupes. Car protéger des groupes, c’est déjà reconnaître que les personnes peuvent être réduites à une appartenance, ce qui est insensé.

– La situation actuelle peut-elle être sauvée ?

En ce qui concerne la liberté d’expression, la situation actuelle est très compliquée, puisque les lois venant limiter la liberté d’expression ne cessent de croître. Qui sera le député qui osera porter au Parlement un projet de loi visant à les abolir ? Et quel serait le message envoyé par un tel projet de loi ? Que l’on peu impunément offenser les personnes ? Nier des vérités historiques ? Cela paraît impossible.

C’est en cela que ces lois sont un véritable piège, elles sont « indétricotables ». Cette remarque vaut également pour toutes les nouvelles lois sécuritaires qui passent ou encore la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Répondre à la menace, oui bien sûr, mais comment ferons-nous, le moment venu, pour sortir de ces lois et ne pas céder à la surenchère permanente ? Ces questions là sont essentielles et nous projettent dans un temps politique plus long que les quelques années à venir.

– As-tu peur de la place grandissante de l’obscurantisme, et de celle réduite, de la réflexion ?

L’obscurantisme n’a pas d’époque et c’est d’ailleurs une idée très moderne de penser que nous en viendrons un jour à bout. J’ajouterai aussi qu’il n’y a pas d’obscurantisme que religieux.

Ce qui m’inquiète en revanche, c’est la temporalité de notre époque, temporalité rétrécie et accélérée qui gêne beaucoup au déploiement d’une réflexion, dont le propre est le fait de prendre son temps.

Le monde politique et médiatique semble avoir cédé à la petite histoire, au fait divers, les évènements se suivent et se ressemblent, ce qui nous empêche de penser la grande Histoire et donc d’affronter véritablement ses épreuves.

– Ta vision de la nana d’paname ?

Libre et engagée.